UN MONDE À L'USAGE DES DEMOISELLES
Presse
Elle. Françoise Ducout: "Les demoiselles ont étéb héroïques"
Le Point. Lucile Laveggi : "Saint-Cyr : l'école des Dames"
Le Monde des livres. Monique Nemer: "Balade chez les Dames du temps jadis"
La Nouvelle République. Annette Brierre: "Réveillons la princesse"
Le Quotidien de Paris. Nicole Casanova : "Un monde à l'usage des Demoiselles"
La République des Pyrénées. Michel Fabre : "La victoire des Demoiselles"
Les demoiselles ont été héroïques
Un monde à l’usage des demoiselles, de Paule Constant (Gallimard, 430 p.)
La Femme? Une invention de la fin du XIXe siècle. Parlons
plutôt des demoiselles... Des pensionnaires de Saint-Cyr, l'institution
de Mme de Maintenon, aux douces figures éthérées du romantisme,
voici tout un monde étrange, secret. Leur corps, leur façon de
se vêtir, leur éducation, leurs traditions, explique Paule Constant,
tout autour d'elles est fait pour les préserver, les isoler des tentations
et des périls effrayants de l'extérieur.» Universitaire,
écrivain, Paule Constant a voulu reconstituer «l'histoire d'une
civilisation enfouie ", ainsi qu'elle le dit. ..
« Oppressés, confinées, interdites à la culture -
Leur bibliothèque? Une misère ! -. les demoiselles comprennent
très vite que le système social dans lequel elles vivent est terrible,
que le mariage auquel on les destine débouche souvent sur la mort…
Combien de femmes résistent-elles a un accouchement ? D'où, alors,
l'obsession de la retraite qui anime le XVIIIe et le XIXe siècles. Se
retirer, c’est se protéger, ne pas avoir à avouer ses sentiments,
se laisser prendre en charge par l'Eglise. Car. ce qui empêche les demoiselles
de sombrer, c’est la spiritualité, Toute leur éducation
est là. C’est une préparation, souvent héroïque,
exemplaire, à la mort ». Histoire sainte, bonnes $, manières
(« Imposer aux demoiselles le port du maillot fait les membres droits
et interdit de marcher à quatre pattes comme les animaux »), charité...
là aussi. Paule Constant dissipe certains à priori. « On
s'est beaucoup moqué des bonnes œuvres, des ouvroirs et de a dureté
de cœur des nantis et des demoiselles. Or, en un temps où n'existe
aucune couverture sociale, les démarches, l'action humanitaire des demoiselles
sont très importantes. On leur a appris â s'intéresser aux
autres, on leur donne un budget qu'elles dépensent sans compter, on les
rencontre partout où les êtres souffrent, ce n'est pas rien ! Elles
élargissent souvent la famille aux domestiques. Il y a l'horreur des
cuisines et des offices décrite par Zola, les sociologues et les historiens
contemporains. Mais il y a aussi ces domestiques qui font parte intégrante
de l'univers des demoiselles, qui sont aimés, respectés, soignés
par elles. » Asservies, dirigées tout au long de leur enfance et
de leur adolescence, à supposer qu'elles réussissent a survivre
aux rigueurs de la pension, aux maladies, à l'indifférence, les
demoiselles trouvent en leur maturité de bien douces consolations ...
« Elles adorent être dominées par les hommes! s'exclame Paule
Constant. Mais elles savent aussi les faire plier et exercer pleinement ce que
j'appelle “l’effet Aramis ”. Qui rencontre-t-on dans leurs
salons? Des amoureux transis, des hommes de robe. Mais au fond d'elles-mêmes...
oui, au fond d’elles-mêmes, il y a cette haine implacable, profonde
pour les hommes. Ce que les demoiselles ont enduré, aucun homme ne l'aurait
supporté. Pour moi, pas d'équivoque : c’est l'éducation
des' petits garçons qui est pleine de failles. Pas celle des demoiselles.»
Conclusion facile, donc: jurant haut et fort qu'elle est, comme chacune d'entre
nous, l'héritière de ces demoiselles, Paule Constant s'attaquera
certainement un jour à la planète des « petits garçons
». Une découverte qui sera aussi surprenante et passionnante que
celle de ces demoiselles qui nous brisent l'âme et forcent à tout
jamais notre admiration respectueuse et attendrie.
Françoise Ducout.
HISTOIRE
Saint-Cyr : l’école des dames
Comment l’instruction vient aux filles au temps de Madame de Maintenon
« Un monde à l’usage des demoiselles », de Paule Constant (Gallimard), 450 pages.
A ses jeunes filles pauvres et orphelines de la noblesse, Mme
de Maintenon se plaisait à rappeler « l'art merveilleux de savoir
se plier entre toutes les mains », Cette grande institutrice devant Dieu
ne ménageait pas sa peine. Elle écrivait quotidiennement aux supérieures
et maîtresses de ses protégées pour les conseiller dans
leur tâche. A la suite de Rueil et de Noisy, elle fonda Saint-Cyr où
elle se retira après la mort du roi. Saint-Cyr fut sa gloire, son chef
d'œuvre pédagogique. Un modèle et une référence
absolus pour le XVIIe siècle français, qui inventa et répandit
à travers l'Europe entière ses maisons d'éducation, ses
couvents ou pensionnats destinés et réservés aux jeunes
filles bien nées.
Ces espaces clos, « à l’usage des demoiselles », où
l’obéissance était une vertu cardinale, dans lesquels on
réprimait sans violence physique les insolentes et les gourmandes, Paule
Constant, les réhabilite dans un très bel essai qui ne cède
pas à la nostalgie d'un âge d'or du féminin, âge parfaitement
imaginaire.
Tout son travail d'érudition est mis en scène avec l'élégance
d'un Visconti. Ainsi nous ouvre-t-elle les portes des couvents mondains pour
nous raconter les décors, les chambres, les réfectoires, les parloirs
ou l'on aperçoit parfois un frère ou un cousin..., pour nous raconter
les jardins où les petites filles cultivent distraitement des fleurs...,
pour nous renseigner sur la nourriture - viandes et laitages diététiques
- sur les uniformes, les rubans, l'absence de maquillage, sur le choix des lectures
de ces « demoiselles », auxquelles on interdit généralement
les romans, source d'émotions inutiles, et sur cette obligation faite
aux plus grandes de diriger les premiers pas d'une petite orpheline, et ainsi
de les préparer à leur rôle de mère. Elle nous fait
sentir aussi le climat psychologique, plutôt joyeux, semble-t-il, qui
régnait en ces lieux où la transparence des conversations et un
strict emploi du temps étaient de mise. Elle reconstruit, en somme, l'ordonnance
d'un monde naturellement fondé sur un élitisme tranquille. Si
Paule Constant rapporte mille anecdotes qui ravissent, elle ne s’en tient
cependant pas à une description en surface. Elle traverse le miroir des
apparences pour instruire la thèse qui cimente son livre. Car il s'agit
au fond, pour elle, de rendre compte de cette très ancienne tradition
orale et écrite qui veut que les femmes délèguent à
leurs filles un savoir équilibré, reposant sur un juste do.sage
entre instruction et éducation. Gage certain de leur adaptation au monde,
à ses ruses et à ses devoirs. Cette tradition écrite, on
la trouve déjà au XVe siècle chez Anne de Beaujeu, qui
codifia pour sa fille Suzanne une « Instruction » ; elle se poursuit
avec la duchesse de Liancourt, Mme de Lambert, Mme d'Epinay ou Mme de Genlis.
L.'auteur a raison de montrer cette continuité historique, son lignage,
mais de ne surtout pas le revendiquer comme l’envers authentique du savoir
phallocratique. Mme de Maintenon n’est-elle pas plus proche par l'esprit
de Fénelon le quiétiste, auteur de « L'éducation
des filles » que de George Sand, femme, féministe et révoltée?
Les langues étrangères, les sciences naturelles ne sont-elles
pas également enseignées aux «demoiselles » au XVIIe
siècle ?
On comprend toutefois que Paule Constant ait eu envie de justifier par des textes
et l'analyse pondérée qu'elle en fait la tempérance subtile
d'une institution à l'usage du féminin, quelle qu'elle fût
: collective ou domestique. Elle brise ainsi aisément une fausse réputation
de frivolité et de sottise contraignante entretenue par les femmes elles-mêmes.
Plus profondément, on devine qu'elle considère tout simplement
avec un réel plaisir aristocratique cette gratuité oubliée
d'une société dans laquelle le temps de la formation de soi n'était
pas compté chichement à ses filles choyées, ni jugé
à l'aune de sa rentabilité directement marchande.
Lucile Laveggi
Le Monde des livres,
27 mars 1987
SOCIÉTÉ
FEMININ PLURIEL
Balade chez les demoiselles du temps jadis
Paule Constant, retraçant l’histoire intime, initiatique,
secrète, des « jeunes filles » du Moyen Age au dix-neuvième
siècle, y voit une permanente résistance féminine au monde
des hommes.
ELLES sont idéalement fragiles et frémissantes d’une «
sensibilité exquise » - également éloignées
des apathies du cœur et des débordements de l'imagination, en tout
policées, retenues, parfaites. Belles, bien sûr, mais d'une beauté
toute de courtoisie et non d'ostentation. Si elles ont un corps, elles l'ignorent
car elles « n’assemblent jamais ce corps que les soins de la toilette
morcellent et blasonnent dans les trois éternels ornements de la chevelure,
de la bouche et de la main ». De sexe, point. Ou celui des anges. Et si
elles se nourrissent, c'est immémorialement de pain, d'eau, de laitage,
d'«oiseaux de basse-cour et [de] petits poissons ». Une diététique
de la blancheur....
Elles ont certes quelques vices - colère, gourmandise - mais qui sont
comme des tributs de nature dont elles font la dédicace gracieuse à
l'éducation qui les transmuera. Elles vivent à Port-Royal, à
Saint-Cyr ; plus tard à l'Abbaye-aux-Bois, au Sacré-Cœur
ou dans les maisons de la Légion d'honneur. Ce sont les « demoiselles
». Paule Constant leur consacre un essai fascinant de savoir, d'intelligence,
de liberté d'esprit et de séduction d'écriture.
Un formidable coup de force
Sa thèse - c'en est une au sens universitaire du terme, mais sa qualité
d'écrivain en renouvelle le genre - est claire : du Moyen-Âge à
la fin du dix-neuvième siècle, avec un apogée aux dix-septième
et dix-huitième siècles, s'est constituée une catégorie
singulière: fondée sur le sexe -féminin - et l'état
- aristocratique -; un groupe suspendu entre l'enfance brute, quasi animale,
et les futures compromissions de la femme avec l’homme. Ce fut l’invention
de la « jeune fille ». Le « génie féminin »
s’en empara pour la modeler et en faire la forme achevée, indépassable
de la « féminité ».
Pour retracer cette histoire intime, initiatique, longtemps tenue secrète,
Paule Constant a minutieusement étudié la règlements de
couvent et des maisons d'éducation. Elle a dépouillé les
correspondances, journaux et Mémoires, scruté les Entretiens de
Mme de Maintenon avec les Dames de Saint-Louis, les écrits de Mme Leprince
de Beaumont ou de la comtesse de Ségur. Ce qu'elle raconte, et que le
lecteur découvre avec cette curiosité un peu troublée qui
poussait les courtisans de Louis XIV à rôder autour des murs de
Saint-Cyr, c'est un monde bruissant d'étoffes, de prières murmurées,
de vocalises dans les parloirs, de bals enfantins. C'est surtout le formidable
coup de force qui fonda un statut - et l'institutionnalisa - sur une série
de contradictions : une instruction historiquement héritière d'un
mode latin, héroïque et viril, liée à une éducation
exaltant la parfaite adéquation de la femme à la destination ;
des filles consacrées à Dieu mais destinées au monde, sommées
de plaire mais interdites de séduction, sans cesse menacées de
l'ultime sanction des « fauteuses de troubles », où l'exclusion
sociale anticipe le châtiment divin. Paule Constant met remarquablement
en lumière, chez les « demoiselles », l'impossible dialectique
du « sexe et [de] l'Etat » : « filles », les demoiselles
doivent être invisibles, dépendantes, dévolues, mais «
filles de famille », elles revendiquent de plein droit leur pouvoir sur
le monde :. jeu étonnant de l'effacement et de la « gloire ».
Chaque demoiselle est une île, et les réelles maisons d'éducation
de Mme de Maintenon, comme ces imaginaires châteaux éducatifs de
Madame de Genlis, sont des archipels. Ailleurs, les « sombres bords »
raciniens, le monde, que la demoiselle ne connaîtra jamais d'expérience,
mais dont on lui proposera le mime. La charité, « véritable
destination des demoiselles », l'initie à sa puissance sociale,
car « les terres gouvernées au nom de la charité sont les
royaumes utopiques des femmes ».
La petite orpheline
La maternité, elle ne l'apprendra pas avec sa poupée qui ne reflète
que son futur de « dame », mais de ce jouet vivant qu’est
la petite orpheline, ou la parente pauvre. Car quand on offre à la demoiselle
une orpheline, qu'elle découvre, extasiée, dans un fourré
où on l’a déposée comme un œuf de Pâques,
un « cadeau-surprise », il ne s'agit que d'un raffinement du système
éducatif : « Il n’est pas question de faire de l’orpheline
une demoiselle, ni pour sa « mère » de l'adopter. Elle reste
tributaire de l'enfance de la demoiselle. Ce n'est pas elle qu'on élève.
mais la demoiselle... »
Sur ces êtres euphémistiques et latents veillent des forces. En
Mme de Maintenon ou Mme de Genlis on se plaisait, par facilité, à
ne voir que de tristes ou mièvres comparses d'un pouvoir masculin, des
pourvoyeuses de produits manufacturés pour la consommation sociale. Le
livre de Paule Constant propose une autre hypothèse : celle d'une résistance
féminine transéculaire, élaborant et affirmant un univers
misandre et misanthrope – ceci à cause de cela - qui ne se voue
à la perfection des demoiselles que pour signifier que tout, hors les
murs, ne peut être qu'exil, lieu de brigandage et de rapines, «
guet-apens que les hommes dressent pour les femmes ».
Rien de naïvement féministe dans tout cela. Paule.Constant, sans.
avoir l'air d'y toucher, met en doute quelques stéréotypes nouvellement
acquis, nés d'une bonne volonté plus hâtive qu’informée.
Le corset n'est pas « une tentative de domination masculine qui chercherait
à étrangler et à immobiliser ses victimes », il résulte
d’une constante volonté de n’exposer aux regards qu’un
corps anonyme, « commun », celui d’une caste : il n’est
pas exhibition, mais retranchement. Les naïvetés des abécédaires
- Caroline range son ménage - n'indiquent pas l’éternel
assujettissement des femmes, mais sont la marque d'une conquête révolutionnaire,
l'inscription du féminin dans 1’instruction, jusque-là uniquement
pensée au masculin. Dans ce livre, les hommes découvriront que
les expressions récentes d'un féminisme qu'ils ont jugé
outrageusement agressif étaient peut-être moins violentes que cette
parole sourde, transmise de mère à fille, de dame à religieuse
et - plus qu'à leur nuire - destinée à les nier. Les femmes
y reconnaîtront, même en des temps plus égalitaires, de lointaines
connivences. Les uns et les autres se féliciteront avec raison que les
murs de ces cités des dames aient croulé. Mais Dieu que la guerre
des sexes était jolie, vue des jardins fleuris de Panthémont!
Monique Nemer
Un monde a l’usage des demoiselles, de Paule Constant,
Gallimard, 429 p.
La Nouvelle République (Bordeaux), 28 février 1987.
ÉPOQUE/LITTÉRATURE AVEC PAULE CONSTANT
« Réveillons la princesse »
Paule Constant va faire grincer bien des dents féministes. Avec « Un monde à l’usage des demoiselles » (Editions Gallimard), elle invite les femmes à réfléchir sur leur essence même.
« Un monde à l'usage des demoiselles », c'est une B.A. La
bonne action d'une femme qui a atteint la plénitude de ses talents, et
en fait profiler les femmes de sa génération.
Paule Constant revendique de profondes racines béarnaises. Née
à Gan, près de Pau, dans un milieu bourgeoisement aisé,
elle est aujourd'hui docteur ès lettres, maître de conférence
à l'université d'Aix-Marseille, mariée et mère de
deux enfants.
Est-ce une demoiselle?
Les demoiselles étaient des aristocrates et des chrétiennes. Elles
composaient l'élite sociale des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles
et étaient éduquées par des dames à la personnalité
forte dont la mission consistait à transmettre aux jeunes filles la signification
des usages, des règles et des coutumes, la symbolique d'un sexe. Il y
a une chose fondamentale : c'est que la culture féminine est essentiellement
orale. Quels que soient les civilisations, les époques ou les lieux.
A.B. - Ce que vous avez découvert en vivant en Afrique
et avez décrit dans deux précédents romans, « Ouregano
» et « Balta » ?
P.C.- Exactement. L'éducation que j'ai reçue
en Afrique avait la rudesse des éducations naturelles. Il faut avoir
connu le rapport colonisateur-colonisé pour appréhender ce qu'a
été pendant des siècles le rapport culture masculine-culture
féminine. Le colonisé prend la langue, le vêtement, les
mœurs du colonisateur. Mais l'imitation est grossière. Le colonisé
est ridicule. Ce que le colonisé et la femme ont de commun face à
leur colonisateur, c’est que l'un et l'autre appartiennent à une
civilisation de culture orale. On soupçonne les cultures qui ne laissent
pas de trace, qui n'affrontent pas le temps, des cultures sans inscription.
C'est évidemment ignorer l'inscription immémoriale, celle des
usages, des coutumes, des savoir-faire, l'inscription symbolique des êtres.
A.B. - Celle qu'on transmettait aux demoiselles dans les châteaux
éducatifs du XVIIe siècle ?
P.C.- Parfaitement. Celle que Mme de Genlis, ou Mme de Maintenon
inculquaient aux princesses.
A.B. - Mais vous-même, à lire « Propriété
privée », avez passé de longues années dans un pensionnat
religieux à Pau, chez celles que vous appelez « les dames sanguinaires
».
P.C. - Parlons-en, des dames sanguinaires ! Là encore,
l'histoire explique tout. Après la Révolution, les grandes éducatrices
ont disparu puisque l'aristocratie avait eu la tête tranchée ou
s'était enfuie. La bourgeoisie a voulu remplacer l'aristocratie. Elle
a ouvert en province des petits Saint-Cyr pour les filles de bourgeois mais
l'esprit n'y était pas. Ce que je reproche aux dames sanguinaires, c'est
de m'avoir donné une caricature d'éducation et de religion. La
religion, ce n'est pas une révérence devant un ostensoir d'or.
On ne m'a jamais dit qui était Dieu. On ne m'a jamais parlé de
sublimation, de transcendance. Chez les sanguinaires, on sautait le XVIII siècle
parce qu'il y avait Voltaire. C'était une caricature de culture. On était
des petites bourgeoises et on nous faisait faire la révérence
au lieu de nous préparer à la vie. Au XVIIIe siècle, on
éduquait les demoiselles pour entrer dans le monde. Nous, on nous a éduquées
pour entrer dans un monde qui entre-temps avait changé.
A.B. - Selon vous, d'où provient le malaise actuel ?
P.C.- Nous sommes des nègres, des acculturées.
Si je n'étais pas une acculturée, je n'aurais pas pu écrire
ce livre. On nous a dit: vous avez l'intelligence et on nous a poussé
à faire des études bien fortes. Mais c'est comme le corset qui
a enfermé le corps des femmes. C'est un grand enfermement et ça
peut démolir quelqu'un. On a inventé les études parce que
l'âge du mariage, très précoce auparavant, avait été
repoussé. La vieille fille avec tous ses problèmes pathologiques
d'attachement à la mère est une invention du XIXe siècle.
Le monde moderne a donné des femmes qui écrivent mieux, des femmes
qui écrivent comme des hommes. Il paraît que c'est une victoire...
A.B. - La femme actuelle n'aurait pas gagné une seule
victoire?
P.C.- Des victoires? Si ! La liberté sexuelle, celle
d'avorter, de vivre seule, de porter des jeans, d'avoir des emplois d'homme,
de faire des enfants ou non. C'est le sort d'une civilisation. On pleure la
disparition des Indiens d'Amazonie. On pourrait pleurer sur la disparition de
la femme.
A.B. - On a tout de même tiré des avantages de
cette évolution.
P.C.- La totalité des femmes, oui. Les pauvres petites
paysannes, les ouvrières. L’être humain y a gagné.
Mais la notion de femme y a perdu. Moi, je suis une femme moderne qui gagne
sa vie. Je suis profondément acculturée. A notre époque,
on n'existe que par son savoir. L'enfant n'a que son savoir. Il n'a plus de
terre, pas d'argent. Il n'a plus de savoir-faire. Il est mutilé. Nous
sommes un monde de sachants. La grande injustice entre les aristocrates et nous,
c'est qu'ils bénéficiaient de l'éternité. Nous,
nous devons tout réaliser dans l'espace d'une vie humaine courte.
A.B. - C'est désespérant. Existe-t-il encore
des demoiselles?
P.C.- Non, seulement des caricatures. Des jeunes filles bon
chic bon genre qui sortent dans des rallyes. Mais je voudrais lancer un message
aux jeunes filles qui se disent que ce monde n'est pas fait pour elles. Je veux
leur dire : il faut y aller, courageusement. Il n'est pas fait pour vous. Voilà
vos racines, dans le raffinement, la transcendance, la maîtrise de soi.
Maintenant, il faut composer. Je ne sais pas si une jeune fille pourrait lire
ce livre. Où est la part du rêve dans notre monde? Réveillons
la princesse! Elle dort depuis si longtemps dans notre éducation. Moi,
j'adore les contes de fées. Qu'on ne nous dise pas que les contes de
fées sont misogynes. La petite fille y est complètement valorisée.
C'est l'enfant désirée. Les fées lui donnent des talents
de fille.
A.B. - Doit-elle les mériter ?
P.C.- Non. La femme est liée au don. Tandis que l'homme
doit tout gagner. Elle a renoncé à cet être magique, doué
pour tout, pour être comme l'homme! Moi, j'ai besoin d'être traitée
en princesse ! On a voulu devenir des créatures réalistes, efficaces
et lutteuses. On peut le faire parce qu’on est extrêmement douées
pour tout. Mais redevenons femmes dans le cœur et dans l’âme.
Que ce bne soit pas une stratégie pour attraper le dernier homme qui
passe. Non ! N’oublions pas que nous sommes des princesses.
Annette Brierre
Le Quotidien de Paris, 6
février 1987.
Un monde à l’usage des Demoiselles, de Paule Constant (Gallimard)
Si comme le dit Simone de Beauvoir on ne naît pas femme,
on le devient, les Demoiselles ont réussi le difficile pari de naître
telles et de devoir aussi le devenir. Elles sont nées dans les hautes
classes de la société. Elles se nomment Mademoiselle d’Elbœuf,
Adélaïde de Savoie, Hélène Massalka, Marie-Félice
des Ursins, Mesdemoiselles de Vogüe, de Damas, de Mortemart… La Demoiselle
de Paule Constant appartient à une élite qui pour se perpétuer
reconnaît la valeur des filles, les protège, assure leur bonheur
en ce monde et celui de leur âme dans l’autre.
Certes, mais au prix de quel dressage ! – aussi attentif et bien intentionné
qu’il paraisse, il fait frémir. Du XVe siècle environ jusqu’à
la fin du XIXe, les Demoiselles auront droit à un lavage du cerveau d’une
efficacité quasi magique.
C’est que le monde où on les lancera quand elles auront, suivant
les époques, seize ou vingt ans, est une dangereuse arène où
s’affrontent des monstres d’envergure internationale. Même
si l’enjeu ne dépasse pas nos frontières, une jeune fille
qui fait ses premiers pas à la cour de France est a la fois terriblement
exposée et infiniment précieuse. Elle est l’instrument d'alliances,
de glissements de fortunes, d'influences politiques. Elle est trésor
et otage.
Assurer son éducation, c'est à la fois lui permettre, devant des
centaines d’yeux et d’oreilles pervers de se défendre, en
sachant mentir et manier, dans son langage et ses regards, la dérobade.
Mais c’est aussi faire d’elle un meuble dont le style ne jurera
pas avec les galeries de Versailles ou du Louvre. Mieux encore, c’est
lui donner une place brillante dans une hiérarchie sociale dont le chef
suprême, nous l’oublions trop souvent aujourd’hui, était
Dieu.
Définie par le projet chrétien, dit Paule Constant, la Demoiselle
sera façonnée selon un modèle unique : la sainte (une sainte
un peu stéréotypée bien entendu, qui ne sera ni Marie-Magdelaine
ni Lydwine de Schiedam). De même. son frère sera éduqué
selon le modèle du héros. L'un comme l’autre devront savoir
leur généalogie par cœur. Mais dès qu’on l’aura
ainsi hissée à un sommet d’orgueil, la demoiselle aura pour
première tâche d’apprendre l’humilité, la douceur
et la charité.
Couvents
Pour elle. ont êté créées ces institutions célèbres,
Saint Cyr, l’Abbaye-aux-Bopis, la Légion d’Honneur au XJXe
siècle. Les Demoiselles subissaient obligatoirement une éducation
collective et se voyaient très tôt enlevées à leur
famille et. placées dans des cou\vents. Il semble qu'elles s'y soient
rendues sans regret, les familles ne péchant point, à l'époque.
par excès de tendresse. JI ne faudrait pas confondre ces aristocratiques
institutions avec les couvents voués â l'instruction des enfants
pauvres! Même la Légion d'honneur ne mêlait pas les fil1es
de préfets et d'officiers généraux, reçues dans
:les maisons impériales, et !es filles de soldats tombés au champ
d'honneur, logées dans les Maisons d'orphelines.
L'excellent. ouvrage de Paule Constant définit l’éducation
des Demoiselles comme une utopie, appliquée avec une ferme douceur et
une infinité de préceptes absolument intransgressibles.
Extraordinaire lecture! La manière dont ces enfants étaient dressées,
polies, lissées et mutilées nous rappelle l'antique procédé
chinois consistant â enfermer des bébés dans des jarres
de porcelaine. Quand on cassait le vase des années plus tard, il en sortait
un petit monstre en forme d'œufs, bras et jambes incrustés dans
le corps : précieux, lui aussi, bonsaï humain qui valait son pesant
d’or.
Le corset, le busc, les appareils à tirer les bras et à redresser
le dos, se chargeront du corps, auquel parfois (rarement) on permet de courir
et de s’ébattre en plein air. Pour le cœur, on le rend sensible
à la pauvreté. (Paule Constant nous explique que la charité
étant la seule activité féminine licite, où la Demoiselle
devenue dame ne risquera sûrement pas d'empiéter sur les brisées
de son mari, on lui enseigne amplement celle distraction inespérée).
Mais on extirpe farouchement tout ce qui pourrait ressembler â une vague
idée des passions amoureuses. Pas de roman, pas de bavardage prolongée
avec une seule camarade.
On sait lire, écrire et compter, un soupçon de sciences naturelles.
On apprend la danse, la musique, l'art de tourner une lettre. Mais aussi douée
qu’elle soit, la Demoiselle ne devra jamais songer à devenir une
artiste. On lui enseignera, avec d'ahurissantes complications le maintien, l'art
de marcher en avant ou â reculons, (on glisse sur les parquets pour ne
pas piétiner la traîne de la voisine!), de faire quatre révérences,
de se présenter devant une porte et de ta franchir... On tentera d'accoutumer
la Demoiselle à l’idée de la mort (mais sans excès
là non plus : on lui dévoilera par exemple le visage d'une amie
qui vient de mourir, si ce visage est resté beau et serein).
Et surtout, surtout. on lui enseignera une radicale horreur de l'homme, l'ennemi
de chaque instant, l'être avec lequel on ne peut rester seule une minute,
dont on ne doit point recevoir de lettres, sur Je bout des doigts duquel on
peut prendre l'eau bénite en sortant d'une église, mais seulement
si c'est par hasard et non habituel.
Coureurs de dot
La voilà prête, la Demoiselle, pour un de ces mariages effarants
où l’amour n'entre jamais en ligne de compte. Les coureurs de dot
n'apparaissant qu'au milieu du XIXe siècle, la Demoiselle sait que ses
parents chercheront pour elle une alliance conforme à sa fortune et à
son rang. Hormis cela, tout est possible. La Demoiselle le sait, s’en
désespère rarement, on cite comme des cas exceptionnels les irréductibles
qui n’ont jamais pu s’habituer à leur époux cul-de-jatte
(non, il ne s’agissait pas de Scarron, c’était un autre),
cacochyme ou galant comme un portefaix.
Elle a tellement appris, la Demoiselle, à ne jamais aller jusqu’au
bout de ses élans, de ses gestes, de ses rêves. Elle se gardera
bien de penser ou de sentir. Elle épousera. Après ? Après,
ce sont les Dames galantes, chez qui toute la merveilleuse éducation
reçue se manifeste par une infaillible sûreté dans l'art
de tromper et de mentir. Ou, par miracle, une princesse de Clèves. Et
souvent. sans doute, rien du tout. L’ennui et la naissance d'autres Demoiselles
que l’on lancera dans le même cirque.
On aimerait savoir ce qui de cette éducation, se reflétait dans
l’éducation donnée aux petites bourgeoises. Voire aux enfants
du peuple. Il est inimaginable que les mères, dans taules les classes
de la société. n'aient pas essayé d’imiter ce modèle,
cette perfection, cette jeune morte: la Demoiselle.
Paule Constant nous dira peut-être un jour tout cela. Nous le souhaitons.
Elle écrit avec tant de justesse el d'harmonieuse clarté, elle
sait, tant de choses que nous en redemandons.
Nicole Casanova
La République des Pyrénées, 2 février 2003
La victoire des demoiselles
Pour vous, Mesdemoiselles, il y a quelques années, Paule
Constant, Goncourt 1998, née dans une « Propriété
privée » de Gan (titre d'un beau roman repris par Folio) écrivit
un essai qu'il vous faut lire et garder à portée de votre esprit
car il est aussi, pour vous, un manuel de savoir-vivre à l'époque
où votre race est en voie de disparition. Un essai? Non. Un conte contenant
en germe des quantités de contes dont vous êtes, chacune, la princesse,
l'héroïne dans un monde où les hommes se voulant être
supérieurs vous avaient déclaré la guerre.
Pour vous, « Un Monde à l'usage des demoiselles » (1) vient
d'être repris par Folio, opportunément en cette année du
cinquantenaire du Livre de poche.
Ainsi, vous, harmonieux compromis de beauté, de vertu, de noblesse, vous,
« création supérieure de la femme », son chef-d’œuvre,
allez savoir qui vous étiez, à l'origine, bien avant les fameuses
lois de l'ancêtre de notre ministre, Ferry, qui portait le prénom
de notre compositeur, Massenet. Alors, «Le Gaulois » s'écria:
« On va supprimer la jeune fille! » N'y songeons pas: vous rayonnerez
de plus en plus quand vous cesserez d'être demoise1les.
Le monde des hommes
Dans votre « Monde », vous apprenez d'où vous venez, dans
quels couvents et selon quels principes vous avez été élevées
- le mot est impropre puisque, étant « nées », vous
étiez élevées - jusqu'au jour de votre mariage. L'homme
est votre bourreau. Ce jour-là, vous cessez d'être demoiselles
et l'on est en droit de se demander si, en même temps, vous gardez le
meilleur de ce qui vous distingue: votre âme.
Vous apprenez mille détails oubliés. Ce « Monde »
est fascinant parce que l'auteur, qui a fouillé dans tous les ouvrages
possibles traitant de l'éducation et du maintien et qui cite ses références
in fine, s'exprime en princesse, c'est-à-dire avec un chic! Paule Constant
eut raison de dire: «Je veux être traitée en princesse ».
Elle est une princesse de l'esprit
Lisant ces pages, on se rend compte combien, au fil des siècles, les critères de beauté féminine ont changé. A l'heure des jean's vous ne portez plus de corset, vos robes ne sont plus des monuments surchargés, mesdemoiselles, vous ne faites plus de révérences alors que vous en devez une à Paule Constant qui vous décrit avec tant de vivante érudition, vous ne respectez plus les règlements des ursulines, bonnes religieuses de chez nous qui sévissaient à l'emplacement du Palais des Pyrénées. Bref, nées de la conjonction, dans l'équilibre le plus exact, de l'Eglise, de l'Etat et du sexe, vous arrivez à la conclusion, à votre victoire sur l'homme qui vous avait déclaré la guerre. Vous, féministes, êtes entrées dans le monde des hommes: « semblables, fraternelles. On vous dit encore « Madame », mais sur le ton de « Monsieur ».
Michel Fabre
(1) Gallimard 1987 et Folio 2003.