PROPRIÉTÉ
PRIVÉE
Presse
Valeurs actuelles.
Pierre Sipriot : " Les rigueurs de l’éducation
des collèges d’autrefois "
Marie-Claire. Pierre Démeron : "Un tombeau
pour une enfance meurtrie"
Le Monde. Pierre Kyria : "Une barbare chez les petites filles modèles"
La France catholique. Eric Roussel : "Exilée de l'enfance"
VSD. Patrick Grainville : "Propriété privée, de Paule Constant"
La Nouvelle Revue Française. Francine de Martinoir : "Propriété privée, de Paule Constant"
Valeurs actuelles, 9 novembre 1981
Propriété privée (Gallimard), de Paule Constant
" Les rigueurs de l’éducation des collèges
d’autrefois "
Avec « Ourégano », robinsonnade de deux
enfants en quête d'un monde magique où fuir la dureté de
la vie africaine, Paule Constant faisait l'année dernière une
entrée remarquée. Elle savait conter ; elle savait intéresser
et faire frémir son lecteur. « Propriété privée
» est de la même veine : lyrique et polémique. Nous suivons
Tiffany, l'héroïne d'Ourégano, un peu plus âgée.
Elle vit en France, toujours abandonnée par sa famille, dans un pensionnat,
le pensionnat des Dames sanguinaires. Paule Constant semble avoir pesé
ses mots.
Il y a toute une littérature sur les collèges religieux, chez
Huysman (« A rebours ») chez Roger Peyrefitte (« Les amitiés
particulières »), chez Montherlant (« Les garçons
»), où le collège est un paradis : « La vil1e dont
le prince est un enfant ».
Chez Paule Constant, le collège c'est l'enfer. Les offices forcés
aux aurores, la vie à genoux, l'odeur du réfectoire, les sorties
en rang où l'on marche avec des œillères.
Cette éducation ainsi ressentie fait des êtres révoltés.
Toute leur vie, ils briseront des chaînes. Tiffany est sauvée par
ses grands-parents, chez qui elle passe ses vacances. La maison des Désarmoise,
c'est le jardin où l'Emile de Jean-Jacques Rousseau apprend tout par
lui-même en parcourant le grand livre du monde. Quand la grand-mère
mourra, Tiffany renoncera à prolonger la vie de la vieille dame par des
messes, des prières. C'est en étant une « grande vivante
» comme sa grand-mère, qu'elle perpétuera son souvenir.
Pierre Sipriot
Voici de retour d’Afrique la petite Tiffany, toujours aussi vite
blessée et habile à arracher les masques
PAULE CONSTANT : UN TOMBEAU POUR UNE ENFANCE MEURTRIE
On attendait avec un plaisir impatient la petite Tiffany, l'héroïne
« d'Ourégano », le premier roman de Paule Constant (dont
Marie-Claire découvrit le talent, bientôt consacré par le
prix Valéry Larbaud) à son retour d'Afrique en France. La voici
toujours aussi attentive, sensible, sagace, aussi vite blessée et le
regard toujours incisif et toujours si habile à arracher les masques
autour d'elle, à la pension très chic des Dames Sanguinaires (du
nom du quartier des anciens abattoirs où elle est sise). Parmi ces petites
filles qui connaissent la pension de mère en fille, Tiffany, ignorante
des règles, des habitudes écrites et non écrites du monde
solennel, clos où elle entre, étrangère et donc étrange,
se montre maladroite, et vite rabrouée, se retrouve pathétiquement
seule. Bref, elle est au Purgatoire, et vit dans l'attente du Paradis : la Propriété
que ses grands-parents ont achetée, le vert paradis de ses amours enfantines.
Des amours qui à dire vrai, se réduisent à un seul, démesuré,
gonflé qu'il est de toutes ses détresses, de toutes ses déceptions
et de tout l'amour maternel dont elle a été sevrée : l'amour
qu'elle éprouve pour sa grand-mère Emilie- Gabrielle qui est le
cœur de la Propriété. C'est si vrai que lorsque le cœur
de la vieille Dame cessera de battre, la Propriété disparaîtra
avec elle, vendue par la mère de Tiffany qui ne rate pas l'occasion d'en
parfaire le portrait féroce qu'elle avait brossé dans «
Ourégano ». Mais au purgatoire comme au paradis, Tiffany reste
Tiffany. Elle met une subtilité et une rigueur proustiennes à
observer et à démonter les mécanismes des gestes et des
attitudes, des rites de langage, les ridicules des uns et des autres, aussi
bien des Dames et des petites filles de la pension que ceux de la bourgeoisie
avec ses fantasmes, ses hiérarchies tatillonnes, mesquines, naïves
et mortes, et par exemple les échecs et les ridicules du colonel son
grand-père, dont toutes les entreprises agricoles avortent lamentablement.
Et même, à l'occasion, ceux du monde paysan, avec ses grosses roueries
et ses rancœurs à l'égard des maîtres que la disparition
d’Emilie-Gabrielle fait découvrir à Tiffany.
La petite fille a toujours le sens des formules. À propos des Dames qu'il
ne fallait surtout pas appeler « ma Sœur », un titre tout juste
bon pour les servantes qui travaillent et prient au sous-sol, elle dit joliment
et férocement : « Les règlement avaient mis le ciel en bas
», ou bien : « une Mère avait la charge de dix filles, Dieu
faisait le Père ». Elle a l'art, d’un mot, de dénoncer
la cruauté d'une pratique : à propos d’une petite amie qu'elle
s'est faite dans le monde hostile de la pension, elle dit : « Elles reçurent
la consécration de leur amitié lorsque La Dame surveillante leur
dit son fameux. : " Pas par deux, mesdemoiselles, par trois." Ainsi
elles étaient vraiment amies, on les persécutait. » À1’occasion,
c’est avec 1'œil d'un peintre caravagiste qu'elle observe les Dames
habillées de soie, de taffetas, de mètres et de mètres
de ruban brillant cousu à petits points, suivies d'une traîne qu'elles
ramènent d'un petit coup sec lorsqu'elles franchissent une porte, s'en
allant à la chapelle en groupe, toutes de noir vêtues : «
La nuit emplissait le corridor et lorsqu'elles étaient passées,
c'était comme si le jour revenait. »
Dans un genre rebattu et donc difficile, celui des récits d'enfance,
le nouveau livre de Paule Constant, moins romanesque et plus littéraire
qu' « Ourégano », confirme de façon éclatante
le talent que son roman avait révélé. C'est un superbe
tombeau dressé à une enfance solitaire et meurtrie. Pour une fois,
les fruits passent la promesse des fleurs...
Pierre Démeron
Paule Constant, « Propriété privée », (Gallimard)
PROPRIETE PRIVEE (Gallimard)
par Paule Constant
Paule Constant, dont on avait remarqué le premier roman Ouregano,
raconte dans le second quelques années de la vie d'une petite fille,
de neuf ans à la puberté. Deux lieux pour cette enfance : un pensionnat
de bonnes sœurs, le pensionnat des Sanguinaires - mais qu'on se rassure
on n'y assassine personne - et, à la campagne, la maison où habitent
les grands-parents. On devine que c'est en leur compagnie, plutôt qu'avec
les Dames un peu rigides, que la petite se sent le mieux. En fait, elle ne se
livre guère, gardant ses émotions pour elle jusqu'au jour de son
premier vrai drame : la mort de sa grand-mère. Cette chronique tout intérieure,
Paule Constant la traite sans forcer la voix : dans une propriété
privée on ne pénètre pas en criant.
Christian Giudicelli.
Une barbare chez les petites filles modèles
TIFFANY, la petite sauvage de Ouregano, le premier roman de Paule Constant,
ne nous avait quittés que provisoirement. Arrachée à ce
milieu colonial africain dont elle avait partagé les futilités
et observé, en témoin plutôt gênant, les cruautés
racistes, la voici enfermée dans « Propriété privée
», derrière les hauts murs d'une institution religieuse française.
La pension des Sanguinaires est un château ; ses officiantes des religieuses
hiératiques, sereines, distantes - « des mariées noires,
des veuves absolues », qu'on n'appelle pas « ma Sœur »
mais « Madame » et pour qui on ne peut éprouver «autre
chose qu'un respect figé » ou « une terreur glacée
».
Ainsi Tiffany va-t-elle découvrir, loin des exubérances africaines,
un monde clos et austère qui obéit à trois règles
: ordre, exactitude, politesse. Pour l'imaginative qu'elle est, c'est le piège
: tout rappel du passé ne peut être que douloureux dans l'attente
que sa manifestent les grands-parents qui pourraient venir la délivrer.
Chaque religieuse est la « mère » de dix pensionnaires. Une
mère de devoir comme le sera Mme de Sainte.Chantal pour Tiffany. Aucun
échange vrai ou tendre de ce côté-là pas plus que
du côté de Mlle Pauline, de la pension Montmorency, une amie qui
lui est désignée pour les sorties, vieille fille très satisfaite
de débiter des fadaises et de s'extasier sur des riens avec des maniérismes
désuets.
Pour combattre l'insupportable angoisse qui fait d'elle une maudite, Tiffany
inventera des histoires extravagantes à l'usage de ses petites camarades,
cherchera à se singulariser, à surprendre, à horrifier,
décidant d'aimer ce que les autres n'aiment pas - préférant
les lentilles au chocolat et mangeant le sel par poignée, - faisant de
« sa différence une originalité », ayant pour elle
de venir d'Afrique. Une semi-barbare au pays des petites filles modèles,
sous la tutelle des veuves à l'étroit masque blanc. Mme Désarmoise,
la grand-mère de Tiffany, et son colonel de mari viennent cependant briser
partiellement cette réclusion de la bonne éducation lorsqu'ils
décident d'acheter une grande propriété. Les infructueuses
tentatives du colonel pour tirer parti de ses terres, qui ne sont pas sans rappeler
les expériences aventureuses de Bouvard et Pécuchet, apporteront
une bonne dose de cocasserie à ce refuge dans lequel s'enferme Tiffany
en y chérissant sa grand-mère, séduite par une enfant qui
veut revivre une enfance insouciante et perdue.
Au lieu sévère et hostile des Dames Sanguinaires s'opposera donc
ce havre privé, lieu du rêve, de l'invention et des pulsions affectueuses.
Tiraillements, ruptures et foucades marqueront le passage de Tiffany de l'un
à l'autre. Jusqu'au jour où Tiffany perdra sa grand-mère
à jamais, verra le domaine vidé et abandonné par sa mère
et découvrira, en la personne de Mme de Sainte-Chantal qui, soudain,
jette bas le voile, une passionnée dont les avances lui font horreur.
L'enfance s'achève dans le drame.
Paule Constant confirme avec Propriété privée
l’originalité de son talent. Sans les excès lyriques qui
surchargeaient Ouregano, avec plus da fermeté dans le ton, l'auteur
impose une nouvelle fois un monde particulier, par le jeu d'une écriture
tantôt fiévreuse tantôt glacée, obéissant à
des rythmes qui servent un pouvoir d'analyse aigu autant que le déploiement
soyeux d'une sensibilité si vive qu'elle en paraît blessée,
Propriété privée, qui emprunte sans doute une
partie de son pouvoir à l'expérience vécue, est un beau
livre étrange, tout de force et de ferveur meurtrie.
Pierre Kyria
La France Catholique, 11 septembre 1981
Exilée de l’enfance
Avec cent soixante-cinq romans français - contre cent trente environ
les années précédentes - la rentrée littéraire
1981 est en passe de pulvériser tous les records. La qualité ira-t-elle
de pair avec la quantité? À trois mois du Goncourt, du Renaudot
et de l'Interallié il est encore naturellement un peu tôt pour
le dire mais, d'ores et déjà, quelques livres se détachent
nettement du peloton : parmi eux, à coup sûr, Propriété
privée, de Paule Constant, un court récit d'une facture classique
fort séduisante.
A l’heure où sévit trop souvent une fastidieuse littérature
de laboratoire, l'histoire que nous raconte cette débutante a tout d'abord
le grand mérite de pouvoir toucher un très vaste public, tous
ceux en vérité qui n'ont pas oublié combien est parfois
douloureux le passage de l'enfance à l'adolescence, l'intrusion de l'univers
des adultes dans celui des moins de dix ans. Tiffany, la petite héroïne,
symbolise bien ici ce drame. Elevée par ses grands-parents, elle passe
la majeure partie de son temps dans un pensionnat de province. Là, derrière
les hauts murs, la discipline est rude, l'enseignement rébarbatif, l'isolement
affectif total en dépit des attentions quasi maternelles de l'énigmatique
Madame de Sainte Chantal. Au loin, un seul espoir : les vacances, qui permettent
à la fillette de retrouver son aïeule qu'elle chérit par
dessus tout ; temps béni où, à l'abri des regards dans
une propriété du Sud-Ouest, elle peut enfin fuir le réel
qui la blesse à chaque instant et reconstruire un petit monde.
Un jour pourtant ce fragile bonheur s'évanouira. Emportée brutalement,
Madame Désarmoise laisse Tiffany seule, désemparée et sans
autre refuge que la grande maison qui garde le souvenir des jours heureux. Pas
pour longtemps d'ailleurs, car bientôt il faudra quitter le château,
vendre le mobilier, se séparer à jamais de tous ces objets familiers
qui font l'âme d'une maison. Le décor évanoui, il ne restera
qu'un immense désespoir.
Cette tragédie à travers laquelle beaucoup d'entre nous se retrouveront
sans doute, Paule Constant la décrit avec une sensibilité extrême
qui n'exclut heureusement pas l’intelligence. Rien n'est mièvre
en fait dans ce livre douloureux, rempli de passion où la tendresse et
la fragilité des êtres apparaissent d'autant mieux qu'y éclatent
en même temps la violence, la laideur et la cruauté. Mais plus
encore que cette peinture étonnamment juste d'une des périodes
les plus difficiles de l'existence, ce qui retient ici c'est une écriture
sèche, rapide, sans défauts. De toute évidence, l’auteur
n'a plus à faire ses gammes : sa voix, elle la connaît et tout
au long de ces deux cents pages, sa petite musique nous enchante sans qu'une
seule fausse note vienne rompre l'harmonie.
A l'heure des récompenses de fin d'année, il serait surprenant
qu'aucun jury ne remarque cet écrivain en pleine puissance de ses moyens.
L'an dernier Paule Constant a obtenu le Prix Valéry Larbaud pour Ouregano.
Cette année, pourquoi pas le Femina ?
Eric Roussel
Propriété privée, de Paule Constant
Tiffany, une petite fille qui a vécu en Afrique, est envoyée en France et placée à la pension des Dames sanguinaires. On lui inflige entre quatre murs une éducation rigide. La voici engloutie dans l'anonymat des uniformes, des rangées, des prières. Mirage de ce couvent hanté de blancheurs, de pas lents, de voiles noirs, ballet de mouettes implacables et surnaturelles. La petite fille voue une passion ardente à sa grand-mère et à la maison de campagne où elle habite au retour des beaux jours. Cette propriété villageoise cristallise tout son amour et les saveurs du monde. La mort de la vieille dame chasse Tiffany du paradis. Paule Constant sait restituer l'ébriété de la vie, ses échos, ses vertiges. Une extaordinaire atmosphère de limbes, sortilèges, d'épiphanie baigne le couvent. Chez Paule Constant, les émotions aiguës, la révolte animale, les pépiements d'oisillonne blessée sont toujours saisis à travers une ouate, une étoupe. C'est ce mélange de lyrisme et d'étouffement qui émeut. Un gros manchon de nostalgie et de douleur couvre le meurtre d'une petite fille. Un talent absolument original, secret, sensuel, poignant, halluciné.
Patrick Grainville
La Nouvelle Revue Française 347 (1981): 117-20.
Propriété privée, de Paule Constant
Depuis quelques décennies, qui ont vu surtout l’apparition
de fragments, il est assez rare qu’un romancier choisisse le retour des
personnages d’un roman précédent et offre, comme Paule Constant,
dans Propriété privée un renouvellement de la
fiction et une fidélité à certains éléments
romanesques présents dans le premier ouvrage.
Tiffany, qui avait huit ans aux premières pages d’Ouregano, nom
d’un cercle administratif d’Afrique noire à la fin de la
période coloniale, est, dans ce livre, mise en pension dans le sud-ouest
de la France « chez les Dames Professes, route des Sanguinaires, à
P. »
Le chroniqueur anonyme et distant, détaché en
apparence du livre précédent, réussissait à intégrer
dans l’unité d’un récit, le monologue de la petite
fille, le discours paternaliste des Blancs, la vie à Ouregano, la solitude
sans langage des Noirs, grâce au glissement d’une parole à
l’autre et à la mobilité des éclairages. À
cette multiplicité des acteurs et des points de vue, Matilde, Michel,
juges, administrateurs, médecins noirs, succède ici l’isolement
de la fillette. Dans le village africain, Tiffany s’était peu à
peu taillé un territoire « au pays absurde de l’absence »,
« de l’absence au monde qui est absence au temps », à
l’abri des autre et surtout de ses parents, en choisissant de ne pas être
là, de les fuir ou de les posséder par le regard, à leur
insu. Qu’on se rappelle, par exemple, la scène où elle les
surprend en train de faire l’amour. Dans Propriété privée,
son territoire est tout à fait délimité, comme il l’avait
été aux dernières lignes du roman qui la montraient vomissant
sur le parquet en arrivant au pensionnat : « La trace se fixa plus blanche
sur la cire, désignant pour des années la pace de Tiffany ».
Quelques heures seulement séparent l’action qui se déroule
dans cette dernière page et celle de Propriété privée,
les deux narrations, en effet, sont consacrées au meurtre d’un
enfant.
Dans Ouregano, comme en écho aux blessures infligées
à Tiffany, le sang des Noirs, celui des animaux, coulaient en abondance.
Dans Propriété privée, la mise à mort des
bêtes, cochons, chats, moutons, vivisection de cobayes, accompagne la
destruction de la petite fille. Le temps du deuxième roman est celui
des rituels, cloches, sonnettes, prières, génuflexions. Au couvent,
mois et années se succèdent, « indissociables dans le passé,
liés dans l’avenir ». Tiffany, naguère, avait dressé
son corps pour qu’il ne la trahît pas, pour qu’il n’exprimât
plus rien : « Tiffany n’était rien ». Ce processus
d’anéantissement va être de plus en plus intégré
à la trame du récit, grâce à l’une des figures
les plus romanesques du livre, celle qui dessine les Dames sanguinaires, Dames
royales, châtelaines noires, portant l’habit des veuves du Grand
Siècle. Veuves de Dieu, célébrant le deuil du monde, étrangères
à toute forme d’amour, elles vont constituer cette œuvre de
redressement, c'est-à-dire la destruction de Tiffany. A l’effacement
du corps, répond la fuite dans un « ailleurs » assez vague.
Venant d’une contrée inconnue, n’étant de nulle part,
représentante du non-sens, la petite fille ne peut élaborer grâce
au regard des autres l’image qu’elle se fait d’elle-même.
A la faveur d’une fugue, elle avait cru emporter dans la forêt africaine,
des bribes de souvenirs, « le pain chaud, la terre arrosée, les
grands paniers de légume, les cris de perruche dans la volière,
le braiement de l’âne». Après quelques vaines tentatives
pour trouver dans le couvent des recoins protecteurs ou pour changer les couleurs
du monde en mettant la tête en bas durant les cours, elle découvre
enfin le lieu où un amour, celui de sa grand-mère, lui fait enfin
connaître ce monde « en plein et en délié »
entrevu dès sa plus tendre enfance et perdu aussitôt, et dont ne
lui restait plus que la vague souvenance d’un renard argenté et
d’une couverture à carreaux bruns. Ses grands-parents vont l'emmener
aussi souvent que possible dans la propriété qu’ils on achetée
non loin de P., enclave fragile menacée par la maladie et la mort, mais
liée pour Tiffany au passé et à l’imaginaire. Dans
son désir de s’approprier sa grand-mère, de la dévorer,
d’absorber son présent, mais aussi son enfance, elle s’invente
une sorte de double qui porte le prénom de l’aïeule, Emilie-Gabrielle,
tout en ayant son âge à elle, Tiffany, et en lui ressemblant, image
qui comble un vide et lui échappe sans cesse.
Certes, si l’on se fonde sur des critères sociologiques, l’univers
des Desarmoise, avec ses vieux colonels regrettant l’Afrique et sa vie
facile, ses déjeuners du dimanche, ses paysans béarnais assez
cruels, ses séances chez le coiffeur, n’est pas très éloigné
de celui d’Ouregano, et à son égard, le chroniqueur anonyme
a presque la même cruauté que celui du premier roman, mais tout
cela est transfiguré par la voix de Tiffany et son adhésion au
monde et au temps, qui se mêlent le plus souvent au récit.
La narration, du reste, montre le travail du temps sur les autres pensionnaires
qui, une fois dressées, cassées, tuées aussi peut-être,
mais d’une autre façon que le personnage principal, accèdent
à une phase différente de leur existence, fiançailles,
mariage, études, cependant que les Dames Professes sont des « redoublantes
de l’éternité » et que Tiffany retrouve dans le but
qu’elle s’est fixée – n’être rien du tout
– la définition qui était donné d’elle dans
Ouregano. Pour elle, l’avenir ne peut-être qu’un
retour définitif à la Propriété.
Mais la mort de la grand-mère, la renvoyant au réel, provoque
la réapparition du processus d’anéantissement. Dans son
désespoir et sa vacuité, Tiffany acquiesce à sa propre
disparition : « La tentation était forte de ne plus jamais faire
surface, de rester avec les Dames Sanguinaires, Dame parmi les Dames, avec à
la bouche une prière, dans une foi qui oscillerait entre sa grand-mère
et Dieu dans un perpétuel balancement, l’un renvoyant à
l’autre à jamais ». La vocation religieuse comme volonté
de destruction, le travail intensif qui brouille l’esprit et se rapproche
de l’oraison vont l'aider dans son entreprise suicidaire. Deux expériences,
similaires dans le fond, l'enfoncent dans sa solitude et son néant, l'une
et l'autre étant parodie de la présence : parodie de la présence
physique de la grand-mère dans le retour à la Propriété
où elle avait rêvé d’opposer la fidélité
à l’absence et d’où elle est chassée après
la dispersion des meubles et des vêtements, caricature de l’amour
après la découverte de l’affection que l’une des Dames
éprouve pour elle : « Tiffany eut la révélation qu’être
aimée était un enfer, et que l’amour que l'on ne partage
pas c’est tout l’absurde d’un monde où l’irréel
prend le pas sur la réalité qu’il submerge ». Cette
scène est, du reste, suivie par la séance de dissection au cours
de laquelle l’adolescente – elle a quatorze ans à la fin
du livre – propose de trancher le cœur des cobayes que l’on
a simplement endormis, attachés sur des planchettes.
En effet, au delà des apparences, la profonde unité de ces deux
romans - tous deux discours sur la violence, sur le viol d’une âme
- est due en grande partie à ce réseau de motifs secondaires qui
se répondent d’un passage à l’autre, de la première
œuvre à la seconde, adieu à des bêtes persécutées
ou inventaire des objets chez le médecin assassiné et chez la
grand-mère. Et même ce prénom de Matilde à l’orthographe
étrange, c'était, dès le premier livre, la griffe de la
petite fille qui l’écrivait sans « h » et s’inscrivait
donc dans la narration du lecteur anonyme. Mais cette unité est aussi
réalisée grâce au travail de l’écriture qui
donne forme à des matériaux différents, crée entre
eux des rapports métaphoriques. Proust ne rappelait-il pas que la profondeur
n’est pas inhérente à certains sujets, que « tout
est dans dans l’esprit », c’est-à-dire dans le style
?
Francine de Martinoir.